Pour la génération de la fin des années 1990, Cazale est un nom bien curieux. Au premier abord, cette localité de la commune de Carbaret n’évoque vraisemblablement pas de souvenirs sur le massacre de 1969 qui reste un évènement méconnu du grand public. Car, en effet, selon la photojournaliste Édine Célestin, «les travaux qui ont été effectués sur Cazale touchent l’origine polonaise de la plupart de ses habitants à la peau claire, mais pas le massacre en tant que tel, à l’exception d’une anthropologue argentine, Claudia Girola, qui avait effectué un travail de recherche avec quelques étudiants de l’Université d’État d’Haïti. Jusqu’à aujourd’hui, souligne-t-elle, aucun travail n’a été recensé et classé dans les archives nationales sur ce massacre. Les responsables politiques ont-ils tenté de le dissimuler, de l’effacer ou de le nier ? » C’est une série de questions sans réponse.
Les photographies exposées à la maison Dufort traduisent un désir qui dépasse le travail artistique des photographes. Mais en quoi est-ce que la photographie comme approche peut-elle participer à un travail de mémoire ? Nous servant de guide, la photojournaliste Édine Célestin nous a donné à voir la rencontre « des rares traces matérielles qui ont pu résister au délabrement du temps ». Le sens des marques dont l’exposition est le lieu introduit une question de perspective dont les récits et les représentations donnent le ton.
Divisée en cinq parties, à savoir l’eau, la terre, l’État, la mémoire et le « mistik », cette exposition se plonge dans le village de Cazale et nous rappelle des passages de Gouverneurs de la rosée où la question de la terre et de l’eau a été évoquée. C’est un travail qui restitue une pensée qui va au-delà du regard individuel des six photographes qui ont pris part à cette initiative de création artistique. Le mot et l’image se conjuguent dans une forme de répétition, avec des variantes, qui recourent à des procédés partagés. Car il convient de s’appuyer sur un support de créativité apte à mobiliser le plus facilement possible la population visée. L’image, quel que soit son support, relaie et parfois supplante le mot par sa puissance évocatrice.
Aussi, par cette approche photographique, Édine Célestin voit-elle une manière de susciter dans les débats publics des réflexions sur le massacre de Cazale, comme un morceau de notre histoire, afin de trouver la nécessité d’aller en profondeur. «Nous souhaitons que d’autres approches en rétablissent cette histoire, que ce soit par des travaux sociologiques, ethnographiques, anthropologiques ou psychologiques. Car, dans une petite localité où il y a eu ce massacre, il faudrait se demander comment les gens ont fait pour vivre ensemble après. Comment est-ce possible ? J’aimerais que notre travail qui peint la réalité sur un fond imagé soit considéré comme un prétexte pour ouvrir le champ sur les phénomènes considérés. »
Ce travail de mémoire se constitue également en un livre qui sera disponible pour le grand public vers la fin du mois de mai. Préfacé par l’écrivaine Edwige Danticat, ce livre est constitué de photographies, de légendes et de témoignages. L’exposition tenue avant la sortie du livre est une façon pour marquer les 50 ans de cet événement à Cazale qui fut le spectre des vices du gouvernement autocrate de Duvalier en 1969.
Suite à un appel à candidatures sur la photographie de la mémoire lancé en 2015 par la FOKAL et mettant Cazale dans un cadre d’approche, un groupe de jeunes photojournalistes, qui forment aujourd’hui le Kolectif 2D, a décidé de suivre cette trace. Ils y sont retournés pour puiser et rétablir ce pan de notre histoire dont on ne parle quasiment pas . Ce collectif qui rend visibles les mémoires des évènements tragiques de notre histoire moderne compte six membres: Édine Célestin, Fabienne Douce, Réginald Louissant Junior, Georges Harry Rouzier et Mackenson Saint-Félix.
« À Cazale, les mots pour dire la dictature sont vifs. Ils se déversent au cours d’un flot incontrôlable. Celui qui n’était pas né lors des événements porte lui aussi un souvenir brutal de ce qui s’est passé en 1969.» Ce massacre, sous toutes ses formes, révèle un processus de « démonisation», objet de tous les fantasmes, incarnation de la barbarie ou de la sauvagerie.
L’exposition se poursuit jusqu’au 12 avril 2019. D’autres villes et Cazale l’accueilleront très prochainement. La visibilité́ de l’exposition constitue un rappel à l’ordre qui s’inscrit dans la durée. Les métamorphoses de cette mémoire, pour parler comme Walter Benjamin, deviennent donc objet d’histoire au même titre que l’effectivité de l’événement dans ses étroites limites temporelles. L’exposition permet en effet d’interroger comment, au sein de la communauté́ haïtienne, les corps marqués (qu’il s’agisse de celui du prisonnier que l’on retient, ou bien de celui d’un citoyen de la nation amputé ou détruit lors des troubles politiques) imprègnent les regards et la mémoire collective. Par exemple, comment la pratique de la violence et la violence subie dans le cadre d’affrontements, politiques ou sociaux, ainsi que la perpétuation de celles-ci par la voie de représentations créatives ou de récits s’inscrivent-elles dans des dynamiques de cohésion ou de fracture sociale? D’ailleurs, la mémoire collective, pour citer Maurice Halbwachs, qui touche de manière essentielle la question du principe de cohésion sociale, assume ce rôle singulier dans le contexte hétérogène de nos sociétés contemporaines. Comme aurait dit Paul Ricœur sur la fonction publique de la mémoire collective, cette dernière doit susciter de vifs débats dans la société haïtienne.